Le refus du taoïsme officiel de la Chine par le Japon antique
Les chevaux de terre cuite et les figurines de bois, utilisés pour la magie taoïste. Ceux-là étaient souvent sciemment cassés. Tous ces objets ont été découverts dans le vestige du fossé de l'ancienne avenue Nijô à la capitale Heijôkyô (Nara d'aujourd'hui). Photo : Institut national des propriétés culturelles de Nara, avec modification.
Le mokkan, planche de bois, avec un schéma magique, attribué à la première moitié du 7e siècle. Site Kuwazu, Higashi-Sumiyoshi, Osaka.
L'influence du taoïsme sur le Japon antique est indiscutable; les documents historiques et les objets découverts par les fouilles archéologiques en témoignent éloquemment.
Par exemple, la planche de bois (mokkan 木簡), trouvée au site Kuwazu (Higashi-Sumiyoshi, Osaka) et attribuée à la première moitié du 7e siècle ([2]), porte en haut un schéma magique composé de sept petits carrés liés par les traits*. Elle appartenait probablement aux immigrés du Baekje (SEKIYAMA: [3], p.129).
* Le schéma de cette sorte, propre au taoïsme, est appelé en Chine fúlù 符箓 (furoku 符録 pour les Japonais); on croyait qu'il avait la force magique de mettre les démons au service, ou de repousser la maladie.
S'il en est ainsi, le taoïsme populaire du continent asiatique était déjà introduit au Japon par les immigrés avant le milieu du 7e siècle, où l'État du Japon a commencé à se transformer en état de droit avec les Codes à la manière de la Chine.
Le gouvernement japonais ne voulait cependant pas introduire le taoïsme officiel de la Chine, et les temples et les moines taoïstes ne se trouvaient pas dans l'archipel, au moins à notre connaissance ([1]). À mon avis, c'était à cause de leur méfiance à l'égard de la dynastie Táng.
Le refus de l'introduction du taoïsme officiel : témoignage de l'époque Nara
Le gouvernement japonais refusait en fait catégoriquement d'introduire le taoïsme de la Chine, qui était organisé avec ses temples et ses prêtres. Résumons ce qu'en dit le « Tô Daiwajô Tôseiden 唐大和上東征伝 », biographie du prélat Ganjin 鑑真 (688-763; Jiànzhēn en chinois contemporain), achevé en 779 :
L'ambassade japonaise a sollicité à l'empereur Táng Xuánzōng 唐玄宗 (685-762) la permission du départ du prélat Ganjin pour le Japon. L'empereur chinois l'a autorisé, sous la condition d'accompagner des moines taoïstes. Comme les monarques japonais n'apprécient a priori pas ce qu'ils prêchent, les diplomates nippons ont dû retirer la demande, laissant Ganjin partir clandestinement.
* Ganjin est arrivé à la capitale japonaise en 754, après plusieurs échecs et naufrages, pour transmettre les disciplines bouddhiques au Japon.
ÔMI no Mifune 淡海三船 (722-785), l'auteur de cet ouvrage, était un excellent homme de lettres, nommé Daigaku-no-kami, chef de l'École nationale. En tant que haut fonctionnaire, il était bien au courant de la politique du gouvernement. Son témoignage me semble donc fiable.
La raison du refus : méfiance des Japonais à l'égard de la Chine des Táng
Le taoïsme officiel en Chine sous la dynastie Táng
Tant que j'ai examiné, il n'y a pas de discussion profonde sur la raison du refus de l'introduction du taoïsme officiel. Personnellement, je crois que c'est parce que le taoïsme organisé de la Chine était la religion officielle sous la dynastie Táng, dont les Japonais antiques se méfiaient en dépit de leur profonde aspiration à la civilisation chinoise. En effet, les empereurs de cette dynastie considéraient Lǎozǐ 老子* comme leur ancêtre, appartenant au même clan LĬ 李. Alors, accepter le taoïsme officiel de la Chine aurait signifié, pour les Japonais, se soumettre à la souveraineté des Táng.
* De son vrai nom LĬ Ĕr 李耳 selon les « mémoires du Grand Historien (Shǐjì 史記) », il est bien sûr l'auteur légendaire de l'écriture sainte du taoïsme « Dàodéjīng 道徳経 »; il était divinisé comme fondateur du taoïsme, sous le nom de Tàishàng Lǎojūn 太上老君.
La circonstance internationale au 7e siècle et le taoïsme officiel
La méfiance envers la Chine venait sans doute de la relation internationale tendue depuis la réunification de la Chine en 589 par la dynastie Suí 隋 (581-618). Pour établir la paix autour de leur empire, le premier empereur Suí Wéndì 隋文帝 et son successeur Suí Yángdì 隋煬帝 (569-618) ont fait plusieurs campagnes contre les Turcs de l'Est 東突厥 au Nord, et contre le Goguryeo 高句麗, un des trois royaumes de la Corée antique. Ces opérations militaires paraissaient sans aucun doute gravement menaçantes aux yeux des peuples aux allentours de la Chine.
L'Asie à l'époque des Suí. Carte due à トムル (Wikimedia Commons), avec modification.
L'avènement des Táng n'a pas apaisé la tension. En vue de se montrer réconciliant aux nouveaux maîtres de l'Empire du Milieu, YEON Gaesomun 연개소문* (?-666), l'homme fort du Goguryeo, a envoyé en 643 une ambassade en Chine pour faire apporter le « Dàodéjīng » de Lǎozǐ dans son pays, amenant en même temps huit moines taoïstes chinois. Effort inutile, car Táng Tàizōng 唐太宗 (vers 600-649; sur le trône entre 626 et 649), second empereur de la dynastie Táng, n'a nullement toléré la politique agressive du Goguryeo à l'égard surtout du Silla. Au bout de plusieurs campagnes importantes, le Goguryeo s'est effondré en définitive en 668.
* Son nom est transcrit avec les caractères chinois comme 淵蓋蘇文. Par ailleurs, le volume 24 de l'histoire officielle japonaise « Nihon Shoki 日本書紀 » l'écrit comme 伊梨柯須彌, prononcé probablement IRI Kasumi. Gaesomun, son nom personnel 蓋蘇文 prononcé à la manière du coréen d'aujourd'hui, correspond sans aucun doute au postnom Kasumi, retenu par les Japonais antique.
La chute du Goguryeo a sans doute beaucoup impressionné les Japonais. Ils pouvaient bien croire superstitieusement que l'introduction du taoïsme officiel de la Chine a amené directement la disparition du pays.
L'empereur Tenmu et le taoïsme
Le shikiban reconstitué (Musée de la Fondation culturelle de Kyôto).
En 672, avec la guerre civile Jinshin no ran 壬申の乱, le prince Ôama 大海人皇子 (?-686) a vaincu le prince héritier Ôtomo 大友皇子, son neveu, pour usurper le trône japonais. Il sera appelé par la postérité empereur Tenmu 天武天皇 (sur le trône entre 673 et 686). Il est bien connu que Tenmu était fort influencé par le taoïsme : peu après avoir déclenché la guerre civile, il a lui-même tiré le présage des nuages noirs*, conformément à la méthode chinoise avec la tablette au disque tournant**.
* La rubrique du 22 du 6e mois de la première année du règne de Tenmu de l'histoire officielle « Nihon Shoki ».
** Elle est appelée 式盤 shìpán en chinois (shikiban en japonais); la plaque carrée représente la terre, alors que le disque tournant symbolise la voûte céleste.
Tandis que l'empereur précédant Tenji 天智天皇 menait la politique étrangère contre l'alliance Silla-Táng*, Tenmu a pris la position diplomatique pro-Silla; il n'a pourtant pas voulu se plier les genoux devant les Táng. Il a en fait suspendu l'ambassade japonaise pour la Chine durant tout son règne. L'impératrice régnante Jitô 持統天皇, son épouse et sa continuatrice, n'a pas voulu pendant longtemps, elle non plus, rétablir la relation diplomatique avec les Táng**.
* En 663, l'armée japonaise qui a voulu rétablir le Baekje a essuyé une défaite cuisante devant l'alliance Silla-Táng à la bataille de Baekgang (Hakusukinoe 白村江).
** Depuis la 7e ambassade japonaise pour les Táng envoyée en 669, peu après la disparition du Goguryeo, trente-trois ans ont passé avant la 8e, partie en 702.
Tenmu n'a donc pas officiellement reconnu la suprématie chinoise. Bien au contraire, c'est probablement lui, ou éventuellement Jitô, qui a osé porter le premier le titre tennô 天皇*, littéralement, empereur (ô 皇) originaire du Ciel (ten 天).
Rappelons-nous ici qu'en 674 l'empereur chinois Táng Gāozōng 唐高宗 a lui-même pris le même titre tiānhuáng 天皇. Se proclamer tennô était donc un acte par trop audacieux de rivaliser avec l'empereur chinois.
Comme nous avons vu ailleurs, les monarques coréens et japonais prétendaient originaires du Ciel. Tenmu va en réalité un peu plus loin : il s'est fait révérer comme dieu : depuis son époque, l'expression « comme le grand-roi est un dieu »** est devenue fréquente chez les poètes du waka. Bref, Tenmu a choisi de ne pas se soumettre à l'empereur chinois, mais de faire semblant d'être surhumain.
* Le tennô reste toujours le titre de l'empereur japonais.
** Le recueil des waka « Man'yôshû 万葉集 » contient beaucoup de poèmes avec cette expression, prononcée « Ôkimi wa kami ni shi mase ba » et transcrite avec les caractères chinois « 皇者神二四座者 ».
Ainsi, tout en étant adepte du taoïsme, Tenmu n'a sans doute pas voulu l'introduction de celui officiel de la dynastie Táng.
Conséquences historiques du refus du taoïsme officiel des Táng
En conséquence du refus, il n'y a pas de temples taoïstes, ni de congrégations taoïstes au Japon antique. Mais le Japon n'a pas fermé la porte au taoïsme. Pour ainsi dire, il l'a introduit par la petite porte : pour l'astrologie et la prédiction avec la théorie taoïste, le gouvernement japonais a inauguré l'Office du yīn-yáng (Onmyôryô 陰陽寮); pour le traitement médical par l'incantation taoïste, il a des spécialistes du jugon 呪禁 au sein de l'Office de la médecine (Ten'yakuryô 典薬寮). Et bien sûr, au niveau populaire, il y a des éléments du taoïsme importés d'une façon désordonnée et disparate; ceux incorporés dans la pratique des ascètes dans la montagne joueront un rôle très important dans la formation du culte shugendô 修験道.
Déjà à partir du milieu de l'époque Nara, le mouvement de la réorganisation du taoïsme au sein de l'administration a commencé. Mais comme le taoïsme à la chinoise avait été refusé, les pratiquants japonais n'ont pas osé former une religion organisée; ils ont choisi d'élaborer leur pratique intégrant le jugon, sans construire leurs temples, ni organiser leur propre congrégation. Ce nouveau système sera appelé onmyôdô 陰陽道 à l'époque Heian.