Les niô, gardiens surhumains du temple bouddhiste


Êtres surhumains du bouddhisme, les niô en paire servent de gardiens à la porte du temple. Ils sont très familiers aux fidèles, d'autant plus qu'ils les accueillent les premiers. Torse nue dans la plupart de cas, ils montrent ostentatoirement leurs muscles aux démons; en général, l'un d'eux ouvre sa bouche tandis que l'autre la ferme.
Pour les connaître un peu mieux, notons d'abord que le mot japonais niô (écrit 仁王 avec les caractères chinois) est un nom plutôt populaire qui voulait à l'origine tout simplement dire « deux rois », bien qu'il soit très fréquemment utilisé au Japon.*
Malgré leur popularité, il y a une ambiguïté considérable concernant les niô; tout d'abord, il n'est pas certain s'il s'agit d'une seule divinité apparue en deux, ou des deux esprits distincts. Certains insistent sur l'unité du personnage sous le nom de Vajradhara ou de Vajrapāni; d'autres disent qu'ils sont en réalité Guhyapada et Nārāyana, deux personnalités différentes.
En effet au Japon d'aujourd'hui, on explique souvent aux temples que le nom générique des deux niô est kongô rikishi (robustes durs comme le diamant), et que leurs noms propres sont Misseki (ou Misshaku) (Guhyapada en skr.) pour celui qui ferme la bouche, et Naraen (Nārāyana) pour l'autre. Mais au moins à l'origine en Inde, Nārāyana n'était nullement un simple gardien de la porte, car il n'est en réalité personne d'autre que le puissant dieu Vishnou. Les bouddhistes ésotériques du Japon eux aussi le représentaient différemment selon leur directive iconographique : à dos de Garuda, il n'avait rien à voir avec un macho musclé, bien qu'il fût vingt mille fois plus puissant que l'éléphant. Mais ce n'est pas tout à fait une confusion, car les bouddhas et les déités du bouddhisme sont comme des acteurs qui jouent des rôles différents selon la situation; nous verrons plus loin comment les bouddhistes du mahāyāna ont incorporé Vishnou dans l'organisation de leurs déités.
Par contre, les savants sont à peu près unanimes sur l'unicité du personnage et sur son origine indienne. Par exemple, SAWA Ryûken (1911-83), auteur d'un livre de référence ([1]) de l'iconographie bouddhique, dit dans son livre richement illustré que l'esprit Guhyapada Vajra est apparu en deux corps visibles comme les niô.
Nous avons déjà vu le mot sansckrit vajra* à plusieurs reprises. Précisons ici ce qu'il désigne surtout pour la sculpture : c'est l'arme blanche symbolisant l'éclair qui brise tous les obstacles. En effet, Indra, divinité hindoue de la foudre, le tient dans sa main; d'où vient son surnom Vajradhara, celui qui tient le vajra. Furieux, il est surnommé aussi Vajrapāni, celui qui a le vajra en main (pāni). Intégré dans la mythologie bouddhiste, le puissant dieux indien sera dorénavant considéré comme protecteur du bouddha et de la foi bouddhiste.
Dieu invincible au commencement, Indra a pourtant connu un sort bien triste. Avant même la naissance du bouddhisme, on se moquait de lui pour ses conduites peu respectables, notamment pour sa lascivité. Pire encore, les bouddhistes osèrent dire qu'il renaquit par suite de la métempsychose comme roi des yaksha* (voir ci-dessous) pour les diriger afin de protéger le Bouddha. C'est ainsi que le précieux vajra est devenu une arme banale chez ces esprits subalternes.
Indra s'abaisse en effet parmi les douze généraux célestes du bouddha Bhaisajyaguru (Yakushi Nyorai pour les Japonais), qui sont eux-mêmes les yaksha.
Les yaksha (notés en caractères chinois comme 夜叉 ou 薬叉 et prononcé yasha en japonais) constituent une catégorie d'esprits surnaturels en Inde. D'origine forestière, ils sont souvent accompagnés des arbres dans les images, bien que certains d'eux soient devenus plus tard les patrons des villes. Ils ont des capacités surhumaines, comme de voler dans le ciel ou de se tenir invisibles. De caractère mal défini, ils n'étaient pas a priori de bonne foi, et certains d'eux mangeaient les hommes dans l'hindouisme. Intégrés eux aussi dans le bouddhisme, ils sont devenus bienveillants à l'égard du bouddha et de ses fidèles, et se sont mis à leur service.
Or, selon la cosmologie du bouddhisme, il y a le mont Sumeru au centre du monde. Son sommet est un immense carré, avec des pics au quatre coins. Un sutra du Theravāda dit qu'à chaque pic habite un vajrapāni-yaksha pour monter la garde*. Il y avait donc pas mal de yaksha armés du vajra.
Parmi les vajrapāni-yaksha bouddhistes on trouve un personnage appelé précisément Vajrapāni, qui est un redoutable garde du corps au Bouddha. Beaucoup de ses images nous restent encore en Inde. Au 2nd et au 3e siècles à Gandhara (royaume de Kushan), avec la sculpture hellénistique d'Héraclès comme modèle, il était souvent représenté comme un homme portant le vajra semblable à un pilon, et vêtu de la peau du lion tout à fait comme le demi-dieu grec. Il y figure auprès de Shakyamuni comme il se doit et il ne sert pas encore de gardien de la porte.
Or, Guhyapada Vajra est justement le nom propre à lui.* Le sutra du mahāyāna précoce « Mahāraknakūṭa Sūtra (大宝積経) », en réalité une collection disparate des 49 écritures saintes, a pour son troisième composant un sutra dédié à cet important yaksha : un prince a fait le vœu de devenir un garde de corps au bouddha et de se tenir toujours auprès de lui afin de retenir tous ses secrets et la quintessence de ses enseignements; il devient dans une vie postérieure le robuste au vajra nommé Guhyapada pour réaliser son souhait du passé.**
Il est à noter que le mot sanskrit guhyapada signifie celui qui cache les traces. Cela suggère que Guhyapada Vajra est un des guhyaka, yaksha invisibles aux yeux. Par ailleurs, le sutra vajrayāna en sanskrit « Mahāmāyūrī vidyārājñī sūtra »* parle du yaksha nommé Vajrapāni entre autres. Il s'agit d'un des guhyaka, qui habite dans la ville Rājagriha. On en conclut donc que Vajrapāni le yaksha appelé Guhyapada Vajra est un de ces esprits invisibles qui peuvent voler dans l'air.
En tout cas, Vajrapāni le yaksha joue un rôle très important avant même la naissance du bouddhisme mahāyāna, en tant que « gorille » qui exerce directement la violence sur les opposants de son maître ou qui les en menace, ébranlant son vajra prêt à leur écraser la tête.* Remarquons d'ailleurs que dans les images il vole souvent sur les ennemis pour faire tomber son arme par-dessus de leur tête, ce qui nous rappelle son origine du yaksha volant, guhyaka.**
Se tenant toujours auprès de son maître, Vajrapāni est naturellement un témoin important de la mort du Bouddha, parinirvāna. Il est en effet présent presque infailliblement dans les sculptures de Gandhara représentant cet événement douloureux pour ses disciples.
Sa réaction est représentée de plus en plus dramatiquement, de sorte qu'il finit par jeter son arme par terre par excès de douleur. C'est ainsi que l'on a fait plus tard un sutra* qui décrit la souffrance de cet homme simple et passionné. La scène du parinirvāna aura très souvent le robuste et son arme jetée même dans les images tardives faites au Japon (voir la fin de cet article).
Déjà en Inde, il y avait à deux côtés de la porte du temple une paire de statues de yaksha armés de bâton.* Or, les yaksha et les yakshī (leurs femelles) sont a priori des serviteurs du dieu Kubera (Bishamon-ten pour les Japonais); si Indra est pourtant devenu a posteriori leur roi, Vajrapāni le yaksha a bien raison de garder la porte, au moins pour les bouddhistes indiens.
Le mot sanskrit dvārapāla signifie le gardien (pāla) de la porte (dvāra). Pour les temples bouddhistes ils sont ainsi des yaksha, armés ou pas du vajra.
Le torana du nord du stupa 2 de Sanchi a un relief d'un dvārapāla. Avec les arbres fruitiers, on invoque qu'il s'agit bien d'un yaksha; il ne tient cependant ni de vajra, ni de bâton. Il en est de même pour le dvārapāla de la fin du 5e siècle à Ajanta.
Il nous semble donc qu'en Inde les gardiens de la porte des temples bouddhistes n'étaient pas nécessairement des vajrapāni-yaksha.
Par contre, ce sont eux qui gardaient les temples et les stoupas à Gandhara selon YAMAMOTO Chikyô ([5]). En effet, la sculpture du dvārapāla au Metropolitan Museum saisissait sans doute de sa main gauche perdue le vajra qui nous semble accroché sur sa poitrine. Il est d'ailleurs à remarquer qu'elle porte une armure au-dessus du vêtement. Les vajrapāni-yaksha les gardiens sont donc dans les images clairement distincts de Guhyapada Vajra le vajrapāni, demi-nu auprès du Bouddha.
Selon YAGI Haruo ([6]), on trouve beaucoup d'images de Guhyapada Vajra le vajrapāni et des vajrapāni-yaksha en armure au Turkestan oriental. Pour la première fois dans l'histoire, ils y avaient parfois une physionomie furieuse.
Le bouddhisme fut introduit en Chine vers le 3e siècle de notre ère, sous la dynastie de Hàn de l'est. Mais les plus anciennes statues des kongô rikishi ne remontent qu'au 5e siècle, et cela dans le nord du pays occupé par divers peuples septentrionaux. Fondée par celui Xiānbēi (鮮卑), la dynastie Wèi du nord (北魏; 386-534) a favorisé le bouddhisme sous l'égide de l'empereur à partir de la seconde moitié du 5e siècle. A cette époque beaucoup de temples rupestres ont été fondés, dont les premiers se trouvent dans les grottes de Màijī Shān (麦積山) et celles de Bǐng Líng Sì (炳靈寺) dans la province de Gānsù 甘肅 en Chine du nord-ouest.
Sans doute sous l'influence du Turkestan, les robustes de l'époque de Wèi du nord portent souvent l'armure tout en saisissant le vajra, comme celui que l'on trouve à la grotte 169 de Bǐng Líng Sì. Même chez ceux sans armure, la torse n'est toutefois pas entièrement nue, car les vêtements leur couvrent les épaules par on ne sait quelle pudeur.
En tout cas, il y aura dorénavant deux sortes de robustes : ceux en armure ressemblent aux autres déités (deva) hindoues intégrées dans le bouddhisme; les autres, demi-nus, assument les services comme esprits subalternes. On retrouvera ces deux types au Japon du 8e siècle.
Pour les premiers gardiens du temple bouddhiste, toujours selon YAGI ([6]), on les trouve à Yúngāng (雲岡石窟, province de Shānxī) près de la première capitale de la dynastie : un esprit en armure qui se tient à la porte d'un temple rupestre, avec un trident de sa main gauche comme c'est le cas pour Indra devenu un des douze généraux yaksha; en même temps pourtant, il a dans sa main droite ce qui semble un vajra, et les auteurs du compte-rendu [7] le considère comme Vajrapāni (page 10).
Or, l'empereur Xiàowén (Xiàowéndì 孝文帝; 467-499, sur le trône depuis 471 jusqu'en 499) de la dynastie Wèi du nord a mené impérativement la politique de l'intégration du peuple dominant Xiānbēi à celui majoritaire chinois. Dans ce contexte, il a déplacé en 493 la capitale de Píngchéng 平城 (Nord-Ouest) à Luòyáng 洛陽 (Centre) pour montrer que sa dynastie était l'héritier légitime de la civilisation chinoise. La tradition de l'Empire du Milieu allait ainsi l'emporter sur le style d'origine étrangère : les traits des robustes chinois traditionnels s'infiltreront dans les images de Vajrapāni.
Dans les grottes de Lóngmén (龍門石窟), près de la nouvelle capitale Luòyáng de la dynastie des Xiānbēi, nous trouvons un kongô rikishi en habit à la chinoise qui semble refuter le démon de sa main droite largement ouverte. Ce geste, inouï chez les robustes dans les temples bouddhistes, est en effet bien familier chez ceux traditionnels depuis l'époque Hàn ([6]).
Quant aux robustes demi-nus, ils ont fait eux aussi un progrès remarquable au fil du temps : le vêtement ne leur couvre plus les épaules, avec la forme plus réaliste et vigoureuse au début du 8e siècle. Les kongô rikishi de la Grotte Jínándòng (極南洞) à Lóngmén en sont les témoins.
Les trois principaux royaumes de la Corée antique ont accepté le bouddhisme naturellement beaucoup plus tôt que le Japon, grâce aux relations plus intenses avec la Chine. Le Silla qui a réussi à unifier le pays au détriment des deux autres a fait construire des temples importants autour de sa capitale Seorabeol (la ville de Gyeongju actuelle).
Le temple de la grotte Seokguram aurait été fondé en 742 par Kim Daeseong (700-774), ministre du royaume, en hommage de ses parents. Longtemps oublié, il garde encore beaucoup de sculptures importantes qui datent de l'époque, dont les deux gardiens de la porte. Il est surtout à noter que celui de gauche ouvre sa bouche tandis que l'autre la ferme, faisant ainsi le duo « a » et « hūm ».
Le bouddhisme a été introduit dans l'archipel au 6e siècle selon l'histoire officielle « Nihon Shoki » (achevée en 721). Mais c'était le 7e siècle qui a vu le véritable élan de cette religion : le style asuka a marqué le début de l'histoire des arts bouddhistes au Japon.
Dans l'antiquité les gardiens surhumains du temple pouvaient porter l'armure, comme le témoignent les deux esprits peints sur les battants du cabinet luxueux Tamamushi no Zushi (玉虫厨子; Hôryûji)*. Sans vajra, ils ne sont pas vajrapāni proprement dits. Du style influencé par celui des Six Dynasties dans le Sud de la Chine, ils sont cependant les témoins précieux de la propagation culturelle d'autant plus que selon la tradition du temple le cabinet a été apporté de la dynastie coréenne Baekje (Paekche) qui occupait le sud-ouest de la péninsule.
Quant au robuste à la torse nue, le premier ouvrage qui l'ait représenté au Japon est le panneau Dôban Hokke Sessô Zu fabriqué probablement en 698. Des esprits en paire, celui de droite fut une fois perdu et reconstitué. L'autre seul reste intact à gauche, ouvrant sa bouche comme son homologue coréen que nous avons vu ci-dessus. Il n'a pas de vajra non plus.
Ventru, l'esprit est plutôt semblable au monstre chinois des grottes de Gǒngxiàn (鞏縣) dans la province de Hénán.
Vajradhara, qui est un autre surnom d'Indra, sert plutôt aux bouddhistes mahāyāna du nom générique pour désigner les déités tenant le vajra. Celles-ci seront désignées comme 執金剛神 (zhí-jīngāng-shén en chinois contemporain, shukongôjin en prononciation traditionnelle du japonais) dans les sutras en Chinois classique.*
Il y a une statue gardée sous le nom de Shukongôjin (執金剛神) à Hokkedô au sein du temple Tôdaiji; elle est extrêmement bien conservée, sans être exposée au public sauf un jour par an. L'esprit porte une armure légère et tient un vajra pour ne pas trahir son nom. Il est donc un vajradhara, mais de surcroît, il peut être Vajrapāni en personne.
En effet, le sutra « Ekottara Āgama » parle de Guhyapada Vajra qui protège le bouddha par derrière.* Shukongôjin à Hokkedô se trouve précisément dos à dos de la statue principale de la salle, faisant tout seul face au nord : cette disposition reflète peut-être une très vielle tradition d'origine indienne.
Rappelons-nous que Guhyapada Vajra était un yaksha du genre guhyaka, invisible aux yeux. Cela explique peut-être le fait que la statue de Shukongôjin à Hokkedô s'enferme toujours dans un cabinet pour ne nous apparaître qu'une fois par an. Mais cela n'est qu'une hypothèse pure et simple.
Une tradition dit que cette statue était à Rôben (689-774), fondateur d'un temple qui servira de base à Tôdaiji. Le fondement de sa révérence à Shukongôjin reste une énigme, et rien ne prouve qu'il est vraiment Vajrapāni.
Curieusement, dans la même salle de Hokkedô où se trouve la statue de Shukongôjin, il y a celles des deux guerriers en armure qui datent aussi du 8e siècle. Celui de droite ferme sa bouche et l'autre l'ouvre, comme les robustes coréens que nous venons de voir; ils sont les deux kongô rikishi, selon la tradition du temple.
Le style de la statue de Shukongôjin est différent de celui de cette paire comme le sont probablement leurs origines. Mais ces esprits portent tous une armure, conformément aux militaires sous la dynastie Táng; on ne la retrouvera plus jamais chez les robustes au Japon.
Les niô qui gardent la porte sont toujours exposés au soleil et à la pluie. Leurs statues se détériorent donc beaucoup plus rapidement que celles abritées dans la salle, de sorte que peu d'elles nous restent de l'antiquité. Les gardiens de la porte Chûmon à Hôryûji sont les rares exceptions, bien qu'ils aient subi beaucoup d'altérations à cause des réparations répétées.
De plus, la définition ambiguë des niô et l'insuffisance de la directive iconographique sur eux dans les écritures ont rendu leur représentation plus coutumière que réglementée. Les réparations pouvaient ainsi être influencées par le sens commun des époques auxquelles elles ont été effectuées.
C'est ainsi que ceux que nous voyons aujourd'hui à la porte Chûmon ne sont pas tout à fait conformes aux originaux faits en 711 d'après l'inventaire officiel du temple. MACHIDA ([10]) dit pourtant que la posture en gros sont néanmoins respectée. Si cela est ainsi, les niô de Hôryûji ont déterminé la disposition et les postures des deux robustes japonais de postérité.
En effet généralement dans les époques postérieures, le niô à droite ouvre sa bouche prononçant a, le premier de l'alphabet siddham; son camarade de gauche ferme la sienne ayant terminé hūm qui signifie la fin. Ce duo représente ainsi l'équivalent d'« alpha et oméga » pour les chrétiens*. D'habitude, celui qui ouvre la bouche (a-gyô 阿形) a un vajra dans sa main gauche; son partenaire (un-gyô 吽形) frappe pour sa part les démons invisibles avec les mains vides. Ils font face tous les deux à l'extérieur du temple pour repousser l'arrivée éventuelle des démons. Autrement dit, ils imitent leurs aînés de Hôryûji.
Curieusement, cette disposition n'a pas été respectée à la porte Nandaimon à Tôdaiji : le niô de droite ferme sa bouche, mais tient un vajra dans la main gauche; de plus, les deux font face l'un à l'autre, fixant sur le passage qui pénètre la porte. Ils donne une impression de nous regarder tout droit dans le cœur pour nous juger, au lieu d'écarter les démons extérieurs.
Cette excentricité des niô de la porte monumentale construite par Chôgen et ses collaborateurs en 1203 peut être expliquée d'une part par l'influence des arts chinois de la pointe à cette époque, introduite par le moine lui-même : KUMADA Yumiko ([3]) dit qu'on trouve des cas pareils décrits dans les peintures chinoise de l'époque Sòng .
D'autre part, comme nous avons vu plus haut, les kongô rikishi du 8e siècle dans l'édifice Hokkedô à Tôdaiji peuvent témoigner d'une tradition plus antique du continent que ceux du temple Hôryûji. Alors, Chôgen et ses amis auraient tout simplement voulu être fidèles à la véritable tradition du haut lieu du bouddhisme.
En tout cas, leurs tentatives audacieuses n'ont pas été héritées du tout par la postérité, alors que leur style tenjiku-yô a pu exercer une influence indéniable sur l'architecture japonaise de l'époque suivante.
Les kongô rikishi ne se tiennent pourtant qu'à la porte du temple. Comme c'était le cas à Hokkedô au 8e siècle, ils peuvent être présents dans l'édifice où se trouve le bouddha ou la déité auquel le temple est dédié.
Le temple Kôfukuji à Nara avait exceptionnellement trois édifices principaux (kondô); celui de l'ouest aujourd'hui perdu gardait ses deux kongô rikishi de l'époque Kamakura dus peut-être à Jôkei (actif vers la fin du 12e siècle). Ces statues en assemblage de pièces de bois, hauts d'environ 150 cm, ont la caractéristique du début de l'époque : expression dynamique où se mêlent le réalisme et l'exagération.
En dépit des efforts de Chôgen et ses amis, la disposition des deux robustes a-gyô et un-gyô reste partout comme à Hôryûji; et cela même en Chine, pays qui a tant appris à ce moine. Les statues contemporaines du temple Bìyúnsì (碧云寺) à Pékin le montrent clairement.
Remarquons que dans le bouddhisme mahāyāna, le rôle de Guhyapada Vajra ne sera plus simplement celui du « gorille » au bouddha; ayant appris grâce à son vœu tous les mystères suprêmes de son maître, il deviendra le tenant de la Sagesse, qui sera condisidéré comme le bodhisattva Vajrapāni surtout pour les adeptes du bouddhisme ésotérique. Pour les gens du vajrayāna, en effet, les mystères et les secrets cachés aux croyants ordinaires comptent le plus.
Promu ainsi au rang de bodhisattva, Guhyapada le vajrapāni n'oubliera pas son rôle originel : avec ses 500 subordonnés, ou plutôt ses doubles appelés eux-mêmes Guhyapada, il assume la sécurité des adeptes du bouddha. Ainsi, il gardera dorénavant la porte du temple se présentant en doubles.
Il nous reste à élucider le sort de Nārāyana, un autre héros réputé pour sa force physique extraordinaire dans la tradition du hinduisme et du bouddhisme du theravāda. Mais avec le mahāyāna, il a connu un triste destin comme Indra : l'« Avatamsaka Sūtra (華厳経) » (Sutra de la guirlande des fleurs) on parle d'une divinité Nārāyana-Vajradhara*, tandis que le « Mahāvairocana Sūtra (大日経) » l'incorpore dans la troupe des vajradhara**. Le héros indien y est ainsi intégré comme un des 19 vajradhara dirigés par Vajrapāni le bodhisattva.
Fort curieusement, Nārāyana ne figure pas dans la section dirigée par Vajrapāni le bodhisattva dans le mandala de la matrice. Il n'y est présent qu'en périphérie, parmi les déités d'importance mineure d'origine hindoue; il n'est pourtant pas seul à déplorer son sort cruel, car Indra et Brahman aussi se trouvent parmi ses camarades... Doit-il se féliciter de se tenir à côté de Vajrapāni, ne serait-ce que pour garder la porte du temple?
Il est plutôt étonnant que l'on n'ait pas oublié au Japon médiéval l'anecdote de la souffrance de Vajrapāni lors la mort de son maître, mille ans après sa formation en Inde.
En effet, jusqu'à l'époque Édo, les nehan zu japonais représentent d'habitude un ou deux kongô rikishi dans la scène de la mort du Bouddha, avec souvent le vajra ôté.
Nous avons pu ainsi retracer le long chemin parcouru par les niô. Ils ont connu autant de métamorphoses parfois hallucinantes que cette religion. Une question s'impose alors naturellement : qu'est-ce que le bouddhisme?